Les deux jarres

Il était une fois en Inde, un agriculteur qui devait porter, jour après jour, de l’eau pour irriguer le champ où il travaillait. Cette tâche représentait pour lui un effort considérable : elle consistait à prélever de l’eau dans la rivière voisine à l’aide de deux énormes jarres, suspendues chacune à l’extrémité d’une barre en bois, qu’il plaçait ensuite sur ses épaules et remontait péniblement sur une assez longue distance, jusqu’à l’endroit où l’eau devait être déversée sur les plantations.
Il répétait cette tâche ardue jour après jour, plusieurs fois par jour.

Les deux jarres qu’il utilisait étaient massives. L’une parfaite et neuve, l’autre plus ancienne et un peu abîmée par les années de service.
Ces deux jarres avaient une particularité : elles étaient douées de pensée!
La jeune et belle jarre, toute parfaite, était particulièrement fière de pouvoir être ainsi utile à son maître. Elle était responsable de cette tâche importante qu’était d’apporter de l’eau précieuse aux champs. Il pouvait compter sur elle : elle était solide, bien bâtie, contenait un grand nombre de litres, et tous les jours remplissait le rôle qui lui était assigné : ravitailler en eau, arroser les plantes, assurer leur bonne croissance et la venue des fruits et légumes tant attendus.
Quelle joie! Quelle gratification de pouvoir se sentir si utile au service quotidien de son Maître. Quelle responsabilité capitale, quelle confiance il avait placé en elle!

L’autre jarre, elle, avait de nombreuses années de service. Elle connaissait le travail, les différentes étapes à remplir. Elle aurait presque pu faire le chemin toute seule, tellement elle le connaissait par cœur ! Elle savait toute l’importance de sa tâche et combien grande était sa responsabilité… et c’était bien là son problème.

Depuis quelques temps déjà, elle avait perçu un changement en elle : un jour, en plein travail, elle avait reçu un choc en étant déposée par terre et quelque chose avait changé en elle. Au début, elle n’avait pas trop compris ce dont il pouvait s’agir et puis la réponse était devenue évidente : au fur et à mesure des allées et venues sur le chemin, aux épaules de son Maître, il ne pouvait plus y avoir de doute : elle avait pris conscience qu’un mince filet d’eau s’échappait de son côté pour se répandre sur le sol : elle était fêlée!

Jour après jour, elle regardait cette trace sombre et humide qui la suivait partout sur le sol poussiéreux, n’ayant d’yeux que pour elle. Elle le savait : un jour, son maître aussi s’en apercevrait et alors, surviendrait la fin. Ayant une fissure en elle, une fragilité, un défaut, elle serait mise de côté, rejetée et remplacée par une nouvelle jarre, belle et parfaite, mieux à même de remplir ce service indispensable.
Toute joie au service de son Maître avait ainsi disparu, laissant place à de multiples peurs : peur d’être découverte dans sa faiblesse, peur d’être critiquée durement, peur d’être moquée par la jeune et belle jarre de l’autre côté, si parfaite, elle… Peur par-dessus tout, d’être rejetée et abandonnée sur le bord du chemin par son maître qu’elle avait pourtant servi si fidèlement pendant toutes ces années… c’était d’ailleurs à son service qu’elle avait reçu cette fêlure, non ?
Tout cela, de toute façon était de sa faute et l’angoisse d’être découverte la hantait jour après jour, lui volant implacablement toute joie dans le service qu’elle remplissait pourtant encore quotidiennement comme auparavant.

Un jour cependant, son maître s’aperçut de la tristesse de sa vieille jarre. Il remarqua qu’elle n’avait plus cette joie, cet entrain dans son service. Alors, il la tourna vers lui et lui demanda quelle était la cause de son état ?

Le jour tant redouté par la vieille jarre était malheureusement arrivé, pensait-elle. Soulagée et apeurée, elle écouta son maître lui poser LA question à laquelle elle avait préparé une réponse depuis longtemps.
« Maître, lui dit-elle, je sais déjà ce que tu penses de moi, et ce que tu vas dire: Je ne suis plus bonne pour ton service. Je suis fêlée! J’ai un défaut. Je ne peux plus garder pleinement l’eau si précieuse que tu me confies. J’en perds tout le long du chemin, jour après jour et tu n’as plus la quantité dont tu as besoin pour arroser les champs… Quel gâchis! Tu dois me rejeter et me remplacer par une meilleure que moi ».

Le maître écouta en silence sa fidèle jarre s’expliquer. Puis il prit la parole à son tour, dès que celle-ci fut disposée à écouter ce qu’il avait à lui répondre.
« Ma précieuse et fidèle jarre, commença-t-il, je te connais depuis si longtemps. C’est moi qui t’ai choisie pour ce travail. Je connais tes qualités et j’avais aussi remarqué depuis quelques temps qu’un filet d’eau s’échappait de ton côté. Cependant, il y a quelque chose que toi, tu n’as pas vu depuis cet incident : c’est que sur ce chemin de terre rocailleux, partout où ton filet d’eau se répand jour après jour, des fleurs se sont mises à pousser ! Ces fleurs égayent mon travail, leur beauté diminue ma peine et me permettent de travailler avec joie. Grâce à ton défaut, le chemin s’est transformé et la vie a pris racine ! C’est à moi de te remercier pour cette transformation que tu as engendrée ! »